Dans les années 1990, on m'a souvent posé la question, dans la presse et dans le public, de savoir pourquoi un Béninois s'était mis à étudier la philologie russe, à savoir, l'histoire de la langue et la littérature russes? On m'a même posé cette question lors d'une audition au concours de recrutement de maîtres de conférences en études russes d'une prestigieuse université française. Je n'ai d'ailleurs pas eu le poste, et même encore aujourd'hui (2010), quinze ans après mes premières publications sur l'un des thèmes les plus sensibles de l'histoire culturelle de la Russie, malgré mes livres qui ont été primés, mes articles dans des revues scientifiques prestigieuses comme The Herald of the Russian Academy of Sciences (dec 1995) ou Diogenes, (Unesco, 1997), une multitude de conférences dans des universités en Afrique, Europe et aux Etats-Unis comme celle donnée en 2008 à la prestigieuse Harvard University, certains ont toujours du mal à voir quels liens sont supposés exister entre l'Afrique et la Russie, des régions du monde si distantes. Comme si le fait d'être originaire de la "lointaine" (à leurs yeux) Afrique de l'Ouest ne m'autorisait pas à étudier l'histoire, la culture, la langue et la littérature d'une nation européenne. C'est le sentiment que j'avais quand j'entendais cette question. Même si j'imagine très bien que certains la posaient naïvement ou par simple étonnement d'entendre un Africain parler couramment la langue russe, réputée très difficile avec ses six déclinaisons, je percevais parfois chez certains une confusion, une difficulté à comprendre pourquoi j'avais fait de la Russie une de mes spécialisations de chercheur. Le problème est que l'inverse n'étonne personne. Un Suédois, Français, Australien ou un Russe, spécialiste de l'Afrique, pourquoi pas? Rien d'anormal!
"Pouchkine étant au coeur de l'identité russe et de la culture russe, le fait qu'il se soit considéré comme un descendant de Nègre et un Africain Russe était devenu dérangeant après sa mort lorsque naquit le nationalisme en Russie. On l'a donc "blanchi" en considérant qu'après tout l'Ethiopie dont serait originaire son bisaïeul, était peuplée par des populations presque blanches. C'était donc un pays africain "présentable". Depuis que mes travaux ont replacé les origines de Pouchkine en Afrique centrale, au Cameroun, en Russie les programmes scolaires ont été modifiés, les musées Pouchkine et Hanibal ont révisé leurs guides et commentaires d'exposition, les encyclopédies et dictionnaires biographiques ont corrigé les mentions relatives à l'origine africaine du poète, et les spécialistes russes de Pouchkine peuvent enfin expliquer certains textes de Pouchkine qui paraissaient incompréhensibles autrement. Car comme le dit Natalia Teletova ("L'Afrique, patrie ancestrale dans la création littéraire de Pouchkine", in Pouchkine et le Monde Noir, D Gnammankou (dir), Présence Africaine, 1999), l'ascendance africaine "inédite" de Pouchkine suscita en lui "des réflexions et prises de position originales sur certains sujets".
Au Canada, l'enseignement de la littérature russe et de l'oeuvre de Pouchkine a complètement changé à la fin des années 1990 en raison de la prise en compte de l'africanité de Pouchkine. En mettant fin au tabou qui existait sur le métissage de Pouchkine et l'influence que l'Afrique a exercé sur lui, de nouvelles perspectives sont nées. Et comme le dit John Barnstead, professeur de Russe à Dalhousie University au Canada, cette africanité de Pouchkine a permis de redéfinir tout leur enseignement à la faculté d'études slaves...
1 commentaire
Ce fut une belle révolution de ta part. Je suis très fier de toi parce que comme tu l’as si bien dit pourquoi pas un Africain s’occuper de la culture ,la langue et l’histoire d’un pays européen ? Cette remise en place de la vérité sur les origines africaines de Pouchkine t’as permis de te faire une identité dans le ponde des chercheurs en histoire auquel tu appartiens.
Big Up à toi Frangin.