Pour l’historien passionné de littérature et d’histoire littéraire, la recherche de filiations littéraires entre l’Afrique et l’Europe peut remonter aussi loin que l’on a pu établir des relations entre ces deux continents et aires culturelles. Ainsi l’on pourrait citer parmi les figures tutélaires qui surgissent du passé quelques noms d’écrivains, des Africains ou descendants d’Africains qui ont marqué à jamais les lettres de nations européennes. Dans l’aire latine, Fronto, (100-170), grammairien et rhétoricien romain, originaire de Numidie, fut à l’origine au second siècle de notre ère, d’un nouveau style qui dégagea le latin de l’influence du grec. Son Eloge de la négligence et autre textes1 est l’un de ses rares écrits conservés à ce jour. Selon l’historien J. Ferguson, « Fronto rejeta les styles de Cicéron et Sénèque au profit de phrases courtes caractérisées par l’emploi du mot juste de telle sorte que la structure de la phrase allait être fondée sur la sonorité et non l’inverse... Ce style était distinctement africain. » C’est d’Afrique , continue Ferguson, « qu’arrivèrent les forces qui allèrent changer et vivifier la littérature latine... »2 Est-il besoin de préciser que Saint Victor3, le premier pape (189-199 ) à avoir célébré la messe en latin faisant ainsi du latin la langue de l’Eglise catholique, une vingtaine d’années seulement après la mort de Fronto, était un Africain? Quinze siècles plus tard, en Espagne, on retrouve une nouvelle figure tutélaire africaine de la littérature européenne : El Negro Juan Latino (Jean Latinus, 1518-1596 ?), né probablement en Afrique de l’Ouest et déporté en esclavage vers l’âge de 12 ans en Espagne, célèbre poète, grammairien et professeur de latin et de grec à l’Université de Grenade4. Cervantès dit de lui dans son introduction à Don Quichotte qu’il fut un des plus grands érudits du XVIe siècle en Espagne. Quant aux critiques littéraires espagnols, ils considèrent son poème L’Austriade comme un des monuments du siècle d’argent de la littérature espagnole5.
Après Rome du début de notre ère et l’Espagne du premier siècle de la Reconquista, un rapide survol du XIXe siècle fait apparaître que deux des plus grands noms de la littérature européenne et même mondiale de cette époque, Alexandre Dumas en France et Alexandre Pouchkine en Russie, font partie de ces figures tutélaires. Le fait que la critique littéraire au XIXe et au XXe siècles ait quasiment fait l’impasse sur l’héritage africain de ces écrivains n’a pas empêché qu’ils soient devenus des figures tutélaires qui ont inspiré dès le XIXe siècle des populations d’origine africaine dans le monde, en Europe même, parfois en Afrique mais aussi et surtout dans les Amériques. Les réussites exemplaires de Dumas et Pouchkine en Europe ont inspiré les abolitionnistes américains, noirs et blancs du XIXe siècle et fait d’eux des modèles pour des générations d’écrivains africains-américains qui comprenaient qu’en sortant de l’inhumanité et de l’absurdité du système esclavagiste américain, ils pouvaient être appréciés comme des écrivains à part entière dans les sociétés à majorité blanches dans lesquelles ils vivaient6.
Parmi ces quatre figures tutélaires choisies à dessein ici, Fronto, Latino, Dumas et Pouchkine, cette étude sera consacrée au dernier cité, le poète russe, véritable icône de l’aire culturelle slave et symbole pour le monde africain.
Pouchkine, un symbole pour les Africains et descendants d’Africains de par le monde
Alexandre Serguéiévitch Pouchkine est né à Moscou à la fin du XVIIIe siècle – en 1799- et mort à 37 ans, tué en duel par George d’Anthès, un officier français de la garde impériale qui courtisait assidûment son épouse.
Comment donc, le fameux poète, l’étoile de la littérature russe, le poète national, le symbole de la nation et de la culture russe, est-il devenu une figure tutélaire pour des générations d’écrivains d’origine africaine de par le monde, de l’Ethiopie à l’Argentine, du Cameroun aux Etats-Unis d’Amérique, du Maroc au Canada ?
D’abord parce que Pouchkine était un descendant d’Africain et que de ce fait, sa réussite éclatante en Russie devint un symbole pour des millions de Noirs dans le monde. En particulier aux Etats-Unis d’Amérique où le système esclavagiste perdura près de trente ans après la mort de Pouchkine, pour les Noirs il représentait avec Alexandre Dumas la preuve de l’absurdité des thèses racistes et pseudo-scientifiques qui servaient à justifier l’institution esclavagiste au nom d’une prétendue infériorité intellectuelle des Noirs.
Descendant du célèbre général russe, Abraham Pétrovitch Hanibal7 (1696-1781), qui a lui-même connu la douleur de l'arrachement à l'Afrique puis l'humiliation d'être vendu comme un esclave, Pouchkine pouvait-il rester indifférent à la souffrance des peuples noirs de son époque? Il prit position en faveur des opprimés d'Afrique, de Russie ou d'ailleurs, s’érigea notamment en chantre de la liberté. Dans une lettre à son ami le prince Viazemsky qu'il écrit en juin 1824 d'Odessa, Pouchkine souhaite qu'il soit mis un terme à l'esclavage de ses « frères nègres » : « Il est permis de débattre de la destinée des Grecs comme de celle de mes frères nègres et l'on peut souhaiter aux uns et aux autres la libération d'un intolérable esclavage ».
De leur côté, les abolitionnistes américains se servirent de Pouchkine comme une arme de lutte contre l'esclavage. Dans la mesure où l'Amérique esclavagiste et raciste de la première moitié du XIXe siècle publiait des absurdités sur les Noirs dans le but de perpétuer l'esclavage, pour les abolitionnistes, l'exemple de Pouchkine était assez fort pour convaincre ceux qui croyaient en une infériorité naturelle des Noirs. L'idée qu'un descendant d'Africain ait pu devenir le génie national d'une nation européenne était révolutionnaire dans certains esprits de l'époque.
Le poète américain John Greenleaf Whittier, militant antiesclavagiste, fut de ceux qui utilisèrent le nom de Pouchkine pour moraliser l'opinion publique de son pays. À cet égard, il trouvait remarquable non seulement l'ascendance africaine de Pouchkine mais aussi et surtout le fait que le poète russe « n'avait pas honte de son origine africaine... [et qu’] au contraire, il s'en vantait » dans son oeuvre poétique. Whittier expliqua au public américain l'importance de Pouchkine pour l'idée abolitionniste :
Nous avons pris l'exemple de cet homme remarquable pour montrer l'absurdité et l'injustice du préjugé général contre la population de couleur américaine. Ce préjugé est totalement incompatible avec le système d'administration d'une République éclairée et le véritable christianisme. Il rabaisse l'homme... 8
Commentant quatre-vingt-dix ans plus tard cet article considéré comme l'un des tout premiers consacrés à Pouchkine en Amérique, Thomas Franklin Currer (Harvard University) souligna que « l'origine nègre du poète offrait un argument convainquant à ceux qui soutenaient les droits des Noirs en Amérique en 18479 ».
Pouchkine est ainsi devenu un symbole pour les artistes et écrivains d’origine africaine.
Au XXe siècle, le célèbre acteur, chanteur et écrivain américain, Paul Robeson déclara en 1949 à Moscou lors de la célébration du 150e anniversaire de la naissance de Pouchkine : « Nous, les représentants du peuple noir, sommes fiers de lui, nous honorons sa mémoire, nous aimons ses grandes créations littéraires ».
En 1951, un commentateur du Figaro Littéraire rapportait que quelques années auparavant pareil engouement pour Pouchkine avait eu lieu en France : « En 1937, lorsque à Paris, était commémoré le centième anniversaire de la mort de Pouchkine, les étudiants noirs de la Sorbonne ont participé à la célébration de la mémoire du poète en invoquant le sang africain qui coulait dans ses veines. A cette occasion, le grand historien russe, le professeur Milioukov, disait que les Russes ne pouvaient refuser aux Noirs de célébrer la mémoire de Pouchkine car "l'hérédité noire de Pouchkine est incontestable" ».
Pouchkine et la langue russe
L'oeuvre fondatrice de Pouchkine dans le domaine de la littérature russe fait de lui un modèle pour les hommes de lettres de pays où les littératures nationales sont en formation. La littérature russe a gagné ses lettres de noblesse en Europe lorsque ses écrivains sont parvenus à maîtriser et à créer dans leur langue maternelle des oeuvres littéraires de qualité. Pouchkine joua dans ce processus un rôle prépondérant.
Au début du XIXe siècle, la langue russe parlée était rarement utilisée par les auteurs russes. Les élites se trouvaient dans une situation où elles ne pouvaient "se servir ni de la langue écrite slavonisante trop encombrée d'archaïsmes inintelligibles, ni du russe parlé, où faisaient défaut les termes abstraits. C'est pourquoi, note Paul Garde10, à la fin du XVIIIe siècle comme au début du XIXe, [la société aristocratique russe] avait recours habituellement à un troisième idiome, le français, alors langue universelle utilisée par toutes les élites européennes et qu'elle jugeait seule propre à exprimer ses idées et son mode de vie, l'un et l'autre empruntés à l'Occident".
L'histoire de la langue et de la littérature russe présente un intérêt considérable pour les langues et littératures africaines en formation. La langue russe était méprisée par ... les Russes eux-mêmes. En 1802, l'historien Karamzine dénonça cette situation et s'évertua à démontrer la richesse de sa langue maternelle :
Laissons nos aimables dames affirmer que la langue russe est grossière et inexpressive; que des mots français comme charmant et séduisant, expansion et vapeurs, y sont intraduisibles (...) Notre langue est parfaitement capable d'exprimer non seulement la haute éloquence, mais aussi la tendre simplicité11.
Puis s'interrogeant dans un autre article sur le faible taux d'écrivains de talent dans son pays, il donna les conseils suivants aux futurs écrivains :
Un Russe qui prétend devenir écrivain, et que les livres ne satisfont pas, doit les former et écouter les conversations autour de lui, s'il veut mieux connaître sa langue. Mais ici nouveau malheur : dans les vieilles maisons on parle surtout le français. Alors que peut faire notre écrivain? Inventer des expressions, en fabriquer12.
Ces conseils ne tombèrent pas dans des oreilles de sourds. Pouchkine qui avait grandi en apprenant d'abord le français allait pourtant devenir le fondateur de la langue littéraire russe. Il écoutait sa grand-mère, sa nourrice, les paysans dans les campagnes parler le russe pour enrichir son lexique. Il inventait, fabriquait les mots ou les formait à l'aide de mots étrangers. Et cette langue littéraire russe permit l’émergence d’une véritable littérature nationale et moderne.
Pouchkine a marqué toute une époque. Selon les historiens russes A. Davidson et D. Makrouchine13, l'époque de Pouchkine se caractérise notamment par un intérêt croissant pour l'Afrique et les Africains de la part des écrivains russes : « Au début et au milieu du XIXe siècle, l'image de l'Afrique, de l'Africain, était de plus en plus souvent introduite dans les romans, dans les pages des revues de littérature et de société ».
Pouchkine et le thème africain
Alexandre Pouchkine est d'une certaine manière, à l'origine et au centre de cette thématique africaine dans la littérature russe. Bien entendu, c'est son ascendance africaine qui en est le vecteur principal. Pendant les décennies de cette période, et peut-être même jusqu'à nos jours, « la généalogie de Pouchkine obligeait les lecteurs à se souvenir de l'Afrique, à penser aux Africains et à les sentir proches ».
L’Afrique dans la poésie de Pouchkine
L'Afrique est donc présente dans nombre de poèmes d'Alexandre Pouchkine. Dans une version non publiée du poème, L'Antchar, (1828), Pouchkine rappelle son essence africaine :
La nature de mon Afrique
le fit naître un jour de colère14
Dans son chef d’œuvre poétique, le célèbre roman en vers, Eugène Onéguine, Pouchkine présente l'Afrique comme sa seconde patrie :
Aurai-je un jour ma liberté?
Il est temps, grand temps: je l'implore
Au bord de mer j'attends le vent;
Je fais signe aux voiles marines
Sous le suroît défiant les flots,
Quand prendrai-je mon libre essor
Au libre carrefour des mers?
Il faut fuir les bords ennuyeux
D'un élément qui m'est hostile
Et sous le ciel de mon Afrique
Sous les houles du Midi
Regretter la sombre Russie,
Où j'ai souffert, où j'ai aimé,
Où j'ai enseveli mon cœur15.
Cette vision surprenante de l'Afrique et la place que lui confère Pouchkine dans son cœur sont si fortement exprimées dans cette strophe (L) d'Eugène Onéguine que l'on peut s'étonner que les commentateurs de son oeuvre l'aient le plus souvent ignoré. Pourtant Pouchkine montre sans ambiguïté les sentiments qui le lient à l'Afrique, à « son Afrique », qu'il aime et qu'il rêve de découvrir.
C'est en 1825 que parait la première édition d'Eugène Onéguine, dans lequel il proclame haut et fort sa double patrie, la Russie et l’Afrique. On se souviendra que dans cette édition d'Eugène Onéguine, Pouchkine consacre la plus importante de ses notes (d'un volume de 43 lignes) à son origine africaine et à la biographie de son bisaïeul noir Abraham Hanibal. C'est dans Eugène Onéguine qu'il annonce au public russe un des projets qui lui tenaient le plus à cœur :
« En Russie où, faute de mémoires historiques, on oublie vite les hommes illustres, la singularité de la vie d'Annibal n'est connue qu'à travers les légendes familiales. Avec le temps, nous espérons publier sa biographie complète ».
On n'est donc pas surpris de voir Pouchkine parcourir la campagne russe en dépit de ses routes cahoteuses à la recherche de documents sur son bisaïeul. Il ne manque pas, heureusement, d'exposer les raisons de ses rencontres avec Pierre Hanibal dans une lettre écrite en août 1825 à madame Praskovia Ossipova : « Je compte voir encore mon vieux nègre de Grand'Oncle qui, je suppose, va mourir un de ces quatre matins et il faut que j'aie de lui des mémoires concernant mon aïeul ».
En 1827, il entreprend l'écriture de son premier roman historique. Il décide de faire de son bisaïeul africain le héros de ce projet littéraire malheureusement inachevé dont il publia différents chapitres de 1829 à 1834. Nous y reviendrons plus loin.
Les adversaires littéraires de Pouchkine cherchaient parfois à lui nuire en évoquant ses origines africaines. Ainsi en 1830, l’écrivain et agent secret du tsar, Boulgarine, publia dans L'Abeille du Nord un entrefilet caustique mettant en cause l'origine princière africaine de Pouchkine. La réaction de Pouchkine ne se fit pas attendre. Il proclama haut et fort qu'il était le descendant d'un Nègre qui avait connu l'esclavage. Il rappela à Boulgarine que son ancêtre nègre avait été l'un des bâtisseurs de la Russie moderne :
Le Boulgarine a décrété
qu'un capitaine aurait acquis
mon ancêtre nègre Hannibal
pour le prix d'un litre de rhum.
Il s'agit là du capitaine
qui mit à l'eau notre pays
et mena d'une main de fer
le cours souverain de la nef.
Mon grand-père obtint sa faveur
et, nègre acheté bon marché,
se montra zélé et intègre,
confident, non valet du tsar.
Pour Pouchkine en effet, on ne devrait pas avoir honte de ses origines. Il s'est efforcé de le faire comprendre à Boulgarine qui était lui, d'origine polonaise. Dans cette épigramme de 1830 parue dans Le Fils de la Patrie, Pouchkine écrivit :
Il n'y a pas de mal à ce que tu sois Polonais
Kostiouko l'est, Mitskevitch l'est!
Sois Tartare si tu le souhaites
Je ne vois pas de honte à cela
Sois juif - ce n'est point un malheur
Le malheur est que tu sois Vidok Figliarin.
L'Afrique « lointaine » et le bisaïeul noir reviennent dans d'autres vers que Pouchkine adresse en 1824 à son ami Yazykov. Pouchkine était alors reclus par le tsar sur les terres de Mikhaïlovskoe dont sa mère avait hérité de son grand-père Hanibal.
Dans le village où le pupille de Pierre
Des tsars et tsarines le serviteur aimé
Et leur compagnon resté dans l'oubli
Se réfugiait mon bisaïeul nègre,
Ayant oublié Elisabeth et les autres,
Et la Cour et les somptueux banquets,
Sous l'ombre des allées de tilleuls
Pensait durant les froids étés
A son Afrique lointaine,
Je t'attends.
Toujours en 1824, le thème du mariage d'Hanibal en Russie - qui est un mariage original car peu fréquent dans la Russie du XVIIIe siècle puisqu'il concerne un Noir et une Blanche - transparaît dans ces autres vers :
Depuis que le Nègre du tsar a fait de se marier le projet
Autour des dames le Noir gravite
Sur les demoiselles le Noir ses yeux promène
Puis il se trouva la dame de son coeur
Et les voilà tels Corbeau noir et la Blanche femelle-Cygne
Lui, d'un noir d'ébène
Elle, blanche comme neige.
Durant les derniers mois du règne du tsar Alexandre I (1801-1825) et les premiers mois du règne de Nicolas I (1825-1855), Pouchkine était reclus à Mikhaïlovskoé dans le domaine maternel de la région de Pskov. A Mikhaïlovskoé, Pouchkine était plongé dans la Russie profonde qui allait fortement inspirer sa création littéraire enracinée dans la tradition et le folklore russe. Mais ce bout de Russie avait été coulé dans un moule africain depuis l'an 1742, année où l'impératrice Elisabeth Pétrovna avait fait don de ces terres à Abraham Hanibal, son frère adoptif africain qu’elle avait promu général d’armée cette année-là. Plus tard, la « belle créole », Nadine Hanibal, la mère de Pouchkine, hérita de Mikhailovskoé après la mort de son père, Ossip Hanibal16.
Pouchkine et Ibrahim, premier héros africain d’un roman russe
L’œuvre la plus importante que Pouchkine consacre à son biaïeul africain est son roman inachevé, Le Nègre de Pierre le Grand. Pouchkine fait de son arrière-grand père le personnage central du récit. Du coup, Ibrahim devient le premier héros africain d'un roman russe.
Pouchkine se sert de documents historiques mais aussi de légendes familiales pour construire son récit. Il y laisse également le loisir à son imagination de créer. Ce roman historique n'a donc pas pour but de présenter stricto sensu la vie du héros telle qu'elle s'est passée. Pouchkine s'accorde de la sorte le droit d'inventer de nouvelles intrigues dans la vie passionnante de son héros qui fut son ancêtre, mais les grandes lignes de la vie du personnage historique Abraham Hanibal sont tracées.
Le personnage principal du roman, « le Nègre » Ibrahim, est le filleul du tsar réformateur de la Russie, Pierre le Grand. Pouchkine réussit à montrer les multiples dimensions de la relation qui existait entre le « jeune Africain » et son illustre protecteur. Ibrahim est un membre à part entière de la famille impériale. Il bénéficie de « la sollicitude paternelle » du souverain russe, Pierre I. Mais les relations filiales ont un prolongement professionnel. Ibrahim est également membre de l'équipe du tsar, un de ses « aiglons ». Au même titre que les jeunes gens issus de la fine fleur de l'aristocratie russe de souche, les Orlov, Roumiantsev, Souvorov, Dolgoroukov, Bestoujev ... Ibrahim est même présenté par un des boyards du roman comme supérieur aux jeunes nobles russes de sa génération : « De tous nos enfants élevés au-dehors (que Dieu nous le pardonne), c'est encore le nègre du tzar qui ressemble le plus à un homme!...le nègre est un homme posé et respectable. »
Ce constat est fait par le vieux Gavrila Afanassévitch, l'un des plus illustres représentants de la « fière noblesse russe ». Ibrahim est l'un des acteurs du mouvement de transformation de la Russie initié par le tsar. Comme le souligne Pouchkine, Ibrahim étant « le compagnon du grand homme », il eut l'opportunité « d'agir avec lui sur la destinée d'un grand peuple ».
Autre moment important du récit, le projet de mariage entre Ibrahim et Nathalia Gavrilovna la fille du boyard Gavrila. Pour Pouchkine, cette union marquera définitivement la fin du statut d'étranger d'Ibrahim dans la société russe. C'est avant tout un mariage de raison comme tous les mariages de cette époque.
Le héros romanesque pouchkinien Ibrahim dépasse les personnages africains de la littérature européenne du XIXe siècle. Ibrahim aurait pu être un personnage créé par un écrivain africain. La lecture de ce roman montre à quel point Pouchkine était dépourvu de préjugés. Ou plutôt à quel point il combattait les préjugés. Vivant à une époque où les préjugés défavorables aux Africains étaient en expansion, Pouchkine a voulu montrer à ses contemporains que « la nation ou même l'appartenance aux peuples "de couleur" n'avaient aucune importance ».
Ce qui importe, explique Natalia Teletova17, c'est la personnalité et les mérites de l'individu. Pouchkine nous ramène à l'époque de la Renaissance avec Othello de Shakespeare...Malgré le sentiment de fierté lié au statut social qui l'animait, Pouchkine, descendant des Riourikovitch se retrouva contraint de se pencher sereinement sur des choses qui ne l'auraient pas intéressé s'il n'avait pas été le descendant d'un Nègre. L'Africain l'obligea à devenir un homme du XXe siècle en dépassant son époque et en bousculant la morale aristocratique.
Dans Le Nègre de Pierre le Grand, Pouchkine reprend le thème de l'infidélité conjugale dont avait été victime son bisaïeul. Il se sert de l'histoire de la naissance de l'enfant adultérin (une fillette blanche et blonde prénommée Eudoxie) comme sujet littéraire dans son roman inachevé. Mais l'épisode de la naissance du bébé adultérin a lieu en France et non en Russie comme dans la vie d'Hanibal18. Et ce n'est plus lui le mari trompé, c'est un comte français. Pouchkine « inverse complètement les faits, remarque N. Télétova. Cependant l'idée de reproduire la version authentique de l'événement aux conséquences dramatiques pour l'honneur d'Hanibal » faisait partie des projets de Pouchkine :
Je pensais souvent à cette horrible histoire d'amour familiale : je m'imaginais la jeune épouse qui était enceinte, l'état terrible dans lequel elle se trouvait et puis le mari qui attendait tranquillement et en toute confiance.
Enfin l'heure de l'accouchement survient. Le mari est témoin des souffrances de la douce pécheresse . Il entend les premiers cris du nouveau-né; dans l'euphorie de l'enthousiasme il s'élance vers son bébé et demeure figé.
Malheureusement, la mort prématurée de Pouchkine, tué en duel par d'Anthès, ne lui a pas permis d'achever ce projet.
Pouchkine et les personnages nègres de ses oeuvres
L'arrière-grand-père noir est comme nous l'avons montré, la figure africaine centrale de l'oeuvre de Pouchkine. Toutefois, au détour d'un conte ou d'un poème, de nombreux personnages nègres apparaissent dans ses textes, le plus souvent des anonymes. Ces inconnus marquent cependant une présence africaine et contribuent ainsi à universaliser les sujets pouchkiniens.
Il nous semble que cet anonymat n'est pas neutre. Il marque une présence voulue par l'écrivain russe. Voyons quelques exemples.
Dans une version de son poème L'Automne (1833), Pouchkine évoque en passant « des rois nègres ». Ailleurs, dans son conte fantastique Rouslan et Lioudmila, il fait apparaître une multitude de gardes « nègres » à la suite d'un des prétendants de la belle princesse Lioudmila.
Cette présence noire a un sens. Elle renvoie à des images poétiques symbolisant la racine africaine de l'auteur. Dans le premier exemple (L'Automne), les « rois nègres » faisaient partie des « fruits de [son] rêve ». Une autre présence-image parmi les plus symboliques est celle du « Nègre de Desdémone ». Le lecteur de Pouchkine devine aisément que ce « Nègre », c'est Othello, cet autre personnage africain, héros tragique de Shakespeare que Pouchkine n'hésita pas dans un autre contexte à comparer à son bisaïeul Hanibal. Pour Pouchkine, l'amour que la Vénitienne blanche, Desdémone, a pour son époux noir Othello, en dépit des différences, des préjugés tenaces et de l'hostilité environnante, est naturel et libre. Car la force de l'amour détruit sur son passage toutes les différences et la liberté affranchit de tous les préjugés. Dans Nuits d'Egypte, Pouchkine fait dire à un de ses personnages, un improvisateur italien :
Et pourquoi la jeune Desdémone aime-t-elle son nègre
Comme la lune aime l'ombre des nuits?
C'est parce que de loi ne connaissent
Ni le coeur de la vierge, ni l'aigle, ni le vent.
A l'Aquilon le poète est semblable
Ce qu'il veut porter, il le porte.
Il vole à la façon de l'aigle
Et sans prendre avis de quiconque
Il fait choix comme Desdémone
De l'idole de son cœur19.
Ainsi, le poète doit-il être libre comme Desdémone. Il doit agir sans tenir compte des pressions extérieures. Il ne doit donc pas subir le choix des autres.
Pouchkine et l'Egypte
Cléopâtre, la reine de « l'antique Egypte » apparaît dans deux nouvelles de Pouchkine, Nuits d'Egypte et La Condition de Cléopâtre. Dans La Condition de Cléopâtre, Pouchkine évoque « le ciel d'Afrique » : « Une nuit chaude, brûlante, enveloppe le ciel d'Afrique. Alexandrie s'est endormie; ses rues se sont tues; les maisons se sont obscurcies. Pharos brille au loin solitaire dans sa vaste rade, comme une veilleuse au chevet d'une beauté endormie. »
Tandis que Cléopâtre « régale ses amis » servis par « trois cents adolescents » et « trois cents vierges », « trois cents eunuques noirs les surveillent en silence ». Plus loin dans le récit, Pouchkine évoque le brûlant « soleil d'Afrique » et les « eaux d'un Nil d'argent »... L'Egypte fut pendant une certaine période, un sujet de fascination pour Pouchkine. Il possédait dans sa bibliothèque les Oeuvres Complètes de Constantin de Volney dont les travaux sur l'Egypte et ses fondements nègres avaient fait grand bruit. Il fréquenta assidûment les meilleurs orientalistes de son époque pour parfaire sa connaissance de l'histoire de l'Egypte ancienne. Ossip Senkovsky, auteur d'un récit de voyage en Egypte et en Nubie; André Mouraviev, auteur de Voyage aux Lieux Saints...; Nicolas Serguéiévitch Vsévolojski, (1798-1864) qui a publié un livre sur son voyage en Egypte; Avraam Norov qui s'était rendu en Egypte et en Nubie en 1835-1836 et avait également écrit un ouvrage; Konstantin Arseniev, auteur d’un Abrégé de Géographie Universelle et d’un Atlas Universel en 1829 (Pétersbourg); Ivan Goulianov, célèbre égyptologue, chez qui Pouchkine s'entraîna à dessiner une pyramide qui serait selon toute vraisemblance, de l'époque du pharaon Djoser. En 1979, l'archéologue soviétique A.A.Formozov, ayant étudié la pyramide dessinée par Pouchkine, fit l'observation suivante : « C'est une pyramide peu ordinaire, au sommet plat et non en pointe. C'est peut-être un pur hasard mais il n'est pas exclu que Pouchkine connaissait l'existence de cette forme pyramidale qui date de l'époque la plus reculée, et fut érigée par le pharaon Djoser autour de 2800 avant notre ère. »
Conclusion
En 1837, sous le règne de Nicolas I, Pouchkine fut tué en duel par le baron d’Anthès, un officier français de la garde impériale. Le fait que la main mortelle qui arrêta le cours de l'existence du poète le plus populaire de Russie appartenait à un membre de la garde du tsar qui courtisait également la belle Nathalie, suscita et continue de susciter des interrogations sur le rôle joué par Nicolas I dans cette tragédie. Cette mort brutale contribua cependant à faire du génial poète un martyr du système despotique et autocratique russe. La place centrale qu'il occupe dans la société russe depuis lors est peut-être unique dans l'histoire européenne moderne.
Pourtant Pouchkine se réclamait aussi de l’Afrique qu’il appelait sa seconde patrie.
La seule ascendance africaine est-elle suffisante pour expliquer cet intérêt constant que l’écrivain russe accorda à l’Afrique ?
Dans Le roman du nègre du tsar (Roman o carskom arape ») la plus importante étude jamais consacrée en Russie à l'africanité de Pouchkine, l’auteur, Boukalov écrit:
... le rapport que Pouchkine entretient avec son origine "africaine" et le regard de la "populace mondaine" qui considère le poète comme un représentant exotique de la "race nègre" nous semblent importants non en soi mais en ce que cette dramatique situation a influencé l'univers spirituel de Pouchkine... Il est évidemment impossible de comprendre véritablement [l'intérêt de Pouchkine pour le thème africain présent dans son oeuvre] et de l'expliquer si on ne prend pas en compte le moment psychologique le plus fort -celui de ses origines- qui a influencé la conscience de Pouchkine et de son entourage... Les sujets africains sont présents dans l’œuvre du poète à toutes les étapes : des vers écrits au lycée à la poésie écrite à l'âge mûr20.
Fondateur d’une nouvelle littérature russe enracinée dans la culture populaire mais profondément ouverte au monde, Pouchkine est à l'origine du thème africain dans la littérature russe. Un thème qui sera repris par une multitude de poètes russes du XIXe siècle et du début de ce siècle. Ainsi Boris Kornilov, un siècle après Pouchkine, se servira de la formule pouchkinienne Mon Afrique pour intituler un grand poème dédié fraternellement à l'Afrique. La négritude de Pouchkine est devenue après sa mort un thème permanent de la poésie russe contemporaine : Tioutchev, Kuchelbecker, V. Benedictov, Ya. Polonski, Maikovski, Viazemski, B. Kornilov, K. Balmont, M. Kouzmin, B. Pasternak, A. Akhmatova, M. Tsvetaeva, V. Vassilenko, E. Bagritski, V. Nabokov, P. Antokolski, O. Kolytchev, O. Suleymenov, B. Akhmadoulina, L. Ozerov, J. Patterson... ont tous écrit un ou plusieurs poèmes sur Pouchkine "l'Africain, le Noir, le Nègre, le Mulâtre".
Si Pouchkine a inoculé son amour pour l'Afrique à certains poètes russes ultérieurs, il faut reconnaître que de loin c'est Marina Tsvetaeva qui aura exprimé avec le plus de force sa relation avec Pouchkine et le monde noir : « En chaque nègre, j'aime, je reconnais Pouchkine... de Pouchkine me vient cet amour insensé pour les Noirs, un amour de toute la vie, une fierté de tout mon être quand, par hasard, dans un wagon de tram ou ailleurs, je suis assise - auprès d'un Noir ».
Paru dans l'ouvrage, Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage critique, Beida Chikhi (dir.), Presses Universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), 2010, pp. 113-126
1 Eloge de la négligence et autre textes, traduction du grec et du latin, préface et notes par Nicolas Waquet, Payot et Rivages, coll. « Rivages Poche/Petite Bibliothèque », n° 588, Paris, 2007.
2 J. Ferguson, « Aspects of Early Christianity in North Africa », in Africa in Classical Antiquity, L. Thompson & J. Ferguson, (ed), Ibadan University Press, 1969, p. 182-192.
3 J.Kelly, Oxford Dictionary of Popes, Oxford : Oxford University Press, 1986.
4 Adela Fabregas, « Juan Latino ou la conversion humaniste de Grenade », in Les Africains et leurs descendants en Europe avant le XXe siècle, D.Gnammankou, Y.Modzinou (dir), Toulouse, MAT Editions, 2008 (à paraître), p. 163-171.
5 Enciclopedia Universal Illustrada Europeo-Americana, vol. XXIV, Madrid, Espasa-Calpe S.A.
6 A. Blakely, « John Oliver Killens’ Great Black Russian : Afro-American Writers and Artists and the Pushkin Mystique », in Pouchkine et le Monde Noir, D.Gnammankou (dir), Paris, Présence Africaine, 1999, p.159-168 ; voir aussi D.Gnammankou, Histoire des Africains dans la Russie impériale : présence noire, connaissance de l’Afrique et attitudes russes envers les Noirs de 1670 à 1917, Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2000, non publiée.
7 D.Gnammankou, Abraham Hanibal, l’aïeul noir de Pouchkine, Paris, Présence Africaine, 1996.
8 J.G.Whittier, « Alexander Pushkin », National Era, Washington, February 11, 1847, Dans Whittier on Writers and Writing: The Uncollected Critical Writings of John Greenleaf Whittier, Ayer Publishing, 1971, p118-120.
9 D.Gnammankou, Histoire des Africains dans la Russie impériale..., op. cit.
10In Efim Etkind (dir), Histoire de la littérature russe. L'époque de Pouchkine et Gogol, Paris, Fayard, 1996.
11 Ibid.
12 Ibid.
13A.DAVIDSON, MAKROUCHINE, Profil d'un pays lointain (Oblik dalekoj strany), Moscou, Nauka, 1975.
14 POUCHKINE A., Oeuvres Complètes annotées par B. Tomachevsky, en un volume, Ire édition 1935, Moscou, "Image", 1993. Voir Pouchkine et le Monde Noir, D.Gnammankou (dir), 1999, p.245, pour la traduction française.
15 Alexandre Pouchkine, Eugène Onéguine, traduction d’André Meynieux.
16 D.Gnammankou, Abraham Hanibal, l’aïeul noir de Pouchkine, Paris, Présence Africaine, 1996.
17 N.Teletova, « L’Afrique, patrie ancestrale dans la création littéraire de Pouchkine », in Pouchkine et le Monde Noir, D.Gnamamnkou (dir), Paris, Présence Africaine, 1999, p.43-52.
18 D.Gnammankou, Abraham Hanibal, l’aïeul noir de Pouchkine, Paris, Présence Africaine, 1996.
19 Traduction d’André Meynieux, in Pouchkine et le Monde Noir, op. cit., p. 251-252.
20 BOUKALOV, Le roman sur le Nègre du Tsar, (Roman o carskom arape), Moscou, Prométhée, 1990.